• Les modifications du sens de quelques emprunts français dans

    le dialectal tunisien 


    Vu le rapport historique entre la France et la Tunisie et le contact entre la population tunisienne et les colons français essentiellement durant la période de protectorat (1881-1956), le tunisien a emprunté plusieurs mots et expressions de la langue française dans ses conversations courantes et dans ce sens nous citons dans ce tableau quelques exemples : 


     

    Quelques mots français dans le dialecte tunisien

     

    Mots

    Signification en français

    Boustâ

    Poste

    Blâssa

    Place

    Bâquô

    Paquet

    Brikiya

    Briquet

    Bisklet

    Bicyclette

    Tryciti

    Électricité

    Bourtman

    Appartement

    Bya :sâ

    Pièce

    Kar

    Autocar

    Trinô

    Train

    Cigarô

    Cigarette

    Kayés

    Caillasses

    Boutique

    Boutique

    Stylo

    Stylo

    Chambrâ

    chambre

    Cartablâ

    Cartable

     

    On remarque que les mots empruntés sont généralement adaptés à la phonologie arabe afin de faciliter la prononciation comme briquet qui devient brikiya, train, trinô, chambre, chambrâ… Ce qui a entrainé  une modification au niveau phonologique du mot d’origine. Ces emprunts ne doivent pas être confondus avec l’usage direct des mots et des locutions françaises dans le parlé quotidien des tunisiens. Le français est employé particulièrement dans le monde des affaires et nous pouvons relever plusieurs surtout dans le jargon professionnel et les sciences tels que : la médicine, l’informatique, la pharmacie, la bureautique, l’économie….

    De même, le tunisien emploi quelques expressions et mots dans ses conversations courantes et nous pouvons citer à titre d’exemple : ça va ?, à plus, désolé, rendez-vous

    Toutes ces expressions et ces mots sont utilisés sans qu’ils soient adaptés à la phonologie arabe à l’exception de « R » français [ʁ] que les hommes le remplace généralement par  [r].

    D’autres termes peuvent subir des changements au niveau de signifié lui-même et les mots ouvriers et immigrés peuvent êtres des bons exemples.

     

    - Connotations et changement du signifié (exemple de ouvriers et immigrés dans le dialecte tunisien)

    1/ Connotation et dénotation

     

    Dans les études consacrées à la détermination du sens, les linguistes ont distingué le sens et la signification, le sens et la référence, les signes et les symboles, la dénotation et la connotation, et dans ce sens T.Todorov[1] a distingué trois variétés du sens en fonction du degré de codage de celui-ci.

    - Le premier codage est linguistique, il est le sens présent dans toute utilisation du mot, il correspond à la définition de dictionnaire. Todorov prend l’exemple de « vache » qui représente dans le codage linguistique : « mammifère ruminant à cornes, femelle du taureau, élevée surtout pour la production laitière ».  Le deuxième est culturel, il est en rapport avec la société et il représente la signification qui s’ajoute  au premier codage. Todorov reprend le même exemple « la vache » et il  l’associé à la méchanceté «  une vieille vache de juteux » ou à la quantité  «  une vache de petite baraque ».

    - Le troisième codage est personnel c’est ce que le terme ou le mot évoque chez la personne par exemple vache évoque chez Todorov ses souvenirs d’enfance  dans les Alpes Maritimes. Donc, nous pouvons distinguer chaque mot possède un double pouvoir : un pouvoir de représentation et un pouvoir d’évocation qui correspondent aux notions de dénotation et connotation.  

    La dénotation se définie selon   Bloomfield[2] comme étant la signification  qui possède le mot pour toute la communauté linguistique et elle est selon Martinet[3] « ce qui dans la valeur d’un terme est commun à l’ensemble des locuteurs de la langue ». Elle est la simple relation qui existe entre le mot (le concept) et sa définition c'est-à-dire la signification de base d’un mot. Par exemple les mots véhicule, automobile, bagnole, tacot dénotent la même chose : un moyen de transport, véhicule automobile.

    En revanche, la connotation représente l’ensemble des évocations et des associations qui véhicule un mot dans son contexte. Elle est les éléments subjectifs et variables de la même signification. La connotation représente les valeurs affectives, intellectuelles et émotives qui peuvent suggérer un mot. Elle se définie selon Martinet[4] « tout ce que le terme peut évoquer, suggérer, exciter, impliquer de façon nette ou vague, chez chacun des usagers individuellement ». Elle est occasionnelle car elle dépend de plusieurs variables tels que le contexte et la culture.

    La connotation peut être à l’origine d’un changement au niveau du signifié d’un mot comme le cas « ouvriers » et « immigrés » dans le dialecte tunisien

     

    2/ Les connotations et le changement du signifié des ouvriers et des immigrés

    « Les ouvriers » ou  zûfri  dans le dialecte tunisien: le mot est d’origine français, il est le syntagme (les/des ouvriers) [le zouvrije]. L’emprunt de ce syntagme était juste après l’établissement du protectorat français en Tunisie. Dans cette période, les tunisiens ont commencé à entendre parler par les colons d’un nouveau statut social de certains tunisiens, le statut des ouvriers.

    Le tunisien a emprunté ce syntagme sous la forme de [zûfri] désignant une personne qui travaille dans le secteur agricole ou dans les mines. Pour le pluriel une variante de ce mot qui se rapproche de la phonologie de l’arabe dialectal a été crée [zûfria]. En faite, l’emprunt du lexème (ouvriers) sous la forme de zûfri est dû essentiellement à la différence phonologique et grammaticale entre l’arabe et le français : le système phonologique arabe a favorisé l’emprunt sous la forme à initiale consonantique [z] car, les mots arabes se  reposent généralement sur une racine trilitère à travers la quelle on obtient des formes dérivées par variation des voyelles ; ainsi, [zûfri] peut être tenue pour dérivé d’une racine de z-f-r qui s’intègre dans une langue série : [tûnsi] tunisien, [tûrqui] turc, [mâsri] égyptien…[5] Ces changements au niveau phonologique le terme connait d’autres changements au niveau du signifié.

    En premier lieu, le terme était employé pour désigner la personne  qui travaille manuellement dans le secteur agricole ou dans les mines et il a le même sens que celui en français. Puis, les colons (qui étaient les principaux employeurs) commençaient à intégrer dans leurs discours des connotations péjoratives aux ouvriers pour exprimer leurs insatisfactions du rendement et parmi ces connotations nous pouvons citer : menteur, fainéant, paresseux, chenapan…etc Créant ainsi, des conditions favorables pour que l’emprunt zûfri s’adjoigne de quelques connotations péjoratives et préparant une condition propice à l’aboutissement du signifié actuel.

    Avec l’implantation de l’industrie dans les grandes villes vers les années cinquante d’autres connotations s’attachent à ce terme tels que : voleur, bandit, personne faisant les problèmes. Quant au statut social d’ouvrier il devient de plus en plus déshonorant.  

    Donc, à force d’accorder aux ouvriers ces connotations péjoratives le terme zûfri a subit un glissement du sens pour désigner aujourd’hui « voyou »  quant à l’ouvrier le tunisien emploi le mot arabe xaddam (celui qui fait et qui travaille).

    Alors, nous pouvons constater à travers ce premier exemple que les connotations attribuées aux ouvriers en Tunisie deviennent le premier sens du mot. Ce ci est valable aussi pour le syntagme « les/des immigrés » qui s’est trouvé à la source d’un emprunt lexical dans le dialecte tunisien sous la forme de mazigri.

    Ce terme était employé par les autorités françaises pendant le protectorat pour désigner les immigrés libyens venant en Tunisie. Dans un premier temps cet emprunt a pu garder le signifié qu’avait le lexème français « un étranger qui vient s’installer dans le pays ».  Mais, à partir de la deuxième guerre mondiale et la fermeture des frontières entre la Lybie et la Tunisie, le tunisien commence à accorder à l’immigré libyen des connotations comme le clandestin qui passe les frontières d’une manière illégale, le refugié, l’étranger qui n’a pas d’origine…

    A nos jours, le terme mazigri dans le dialecte tunisien signifie un immigré clandestin ou une  personne dont les origines sont inconnus et mot « mouhâjer » (de l’arabe) désigne un immigré.

     

    Nous pouvons remarquer que l’acquisition de la signification d’un lexème se fait à travers les expériences individuelles au cours des quelles le mot se charge simultanément des connotations ce qui entraine le changement du signifié.

    L’origine de changement du sens et du signifié était l’objet des études sémantiques, comme celle de  Darmesteter[6] où il a attribué le changement du sens à des raisons psychologiques et linguistiques, Meillet dans son livre « Linguistique historique et linguistique générale »[7] ajoute aux raisons psychologiques et linguistiques les effets sociaux. Pour Weinreich[8] le changement du sens est en rapport étroit avec les changements socio-économiques et culturels du pays.

     


    [1] Todorov, DESL, éd. Seuil, Paris 1972, p 325-332

    [2] Bloomfield, Le langage, Payot, 1970, p 140

    [3] Martinet, « Connotations, poésie et culture », to honour Roman Jakobson, Mouton, n°2, 1967 

    [4] Martinet, Op. Cit.

    [5] Juliette Garmadi, La sociolinguistique, éd. P U F, Paris 1981, p 154

    [6] A. Darmesteter, la vie des mots étudiée dans leurs significations, Delagrave, 1950

    [7] Meillet, Linguistique historique et linguistique générale, éd. Champion, 1921, pp 230-309,

    [8] Weinreich, Unilinguisme et multilinguisme, cité par Juliette Garmadi, La sociolinguistique, op. cit. P 156.

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